Mauvais rêve
Cette nuit-là, Peggy Sue rêva de la Dévoreuse. Elle la vit, tapie au centre du monde, nœud vivant de tentacules emmêlés ; ses mille membres grouillant telle une couvée de serpents. L’adolescente ne distingua pas son mufle car la Bête était recroquevillée dans la pénombre, seulement éclairée par les rais de lumière filtrant des lézardes fissurant la coquille. La créature était lourde, chaude, baignée d’exhalaisons méphitiques[24], et son souffle grondait sous la voûte fendillée de la coquille. Elle attendait, parcourue de sursauts, tantôt s’éveillant, tantôt se rendormant, énorme poussin en voie d’achèvement. Parfois la faim la tirait de l’engourdissement, et elle lançait ses pattes aux alentours pour explorer les lézardes des parois.
Elle était là depuis dix mille ans, roulée en boule au sein de l’œuf de pierre. Un animal de légende l’avait pondue dans l’encre du cosmos, entre deux planètes, et, depuis ce jour, il lui avait fallu inventer bien des ruses pour arriver à se procurer la nourriture dont elle avait besoin. Trois siècles plus tôt, elle avait écouté les premiers explorateurs terriens fouler sa coquille ; elle avait sondé leur esprit, leur chair, déterminant leurs besoins organiques. Elle avait fabriqué de l’oxygène pour les convaincre de rester, elle avait injecté dans les parois de l’œuf assez d’or et d’argent pour éveiller leur convoitise. Elle les avait domestiqués, elle, la Bête dont personne ne soupçonnait l’existence. Elle avait fait ce que lui ordonnait son instinct, elle était douée d’une patience infinie, et ses pouvoirs ne connaissaient pas de limites. Elle avait besoin des humains pour se nourrir… Voilà pourquoi il fallait qu’ils s’installent sur Kandarta et se multiplient.
À présent son temps de réclusion touchait à sa fin. Son corps parvenait doucement à maturité. Il lui fallait désormais peu de chose pour être complet : quelques organes à affiner ici et là, des couches d’écailles supplémentaires. C’est pour cette raison qu’elle devait manger : pour parvenir au stade ultime de l’achèvement. Quand ses muscles seraient gainés d’un cuir insensible aux rayons cosmiques, elle s’ébrouerait au sein de la nuit. Elle donnerait des coups de tête dans les parois de l’œuf, et là-haut, à la surface, des villes entières s’écrouleraient, le goudron des rues s’émietterait, les campagnes se disloqueraient. Kandarta exploserait sous la poussée interne de ses ailes, et la planète volerait en éclats, s’éparpillant dans l’espace.
Alors la Dévoreuse sortirait enfin de sa prison pour s’élancer dans le cosmos, grand oiseau plus noir que la nuit, ptérodactyle des confins de l’Univers.
Ce ne serait plus très long maintenant, il suffirait de quelques milliers d’enfants, d’un dernier grand festin. Il lui fallait ce surplus de nourriture, cette matière première sans laquelle elle retomberait en hibernation, pour trois dizaines de siècles encore… Affamée, elle sondait les crevasses avec une fièvre proche de la fureur. Où se cachaient les enfants ?
Elle était presque complète, achevée. Si elle ne trouvait rien à se mettre sous la dent tout serait à refaire. Le sommeil s’emparerait à nouveau de son esprit et son corps se ratatinerait, perdant ses formes puissantes. Il fallait qu’elle mange, coûte que coûte, qu’elle lance l’armée de ses tentacules à l’assaut, dans chaque crevasse, dans chaque fissure, qu’elle explore le monde dérisoire que les hommes avaient installé à la surface de la coquille.
Elle se savait belle et terrible, promise à un avenir grandiose. Dès qu’elle aurait quitté l’œuf, elle volerait de planète en planète, éclipsant la lumière du soleil. Elle ne voulait pas attendre plus longtemps. Pour le moment, elle était là, recroquevillée dans l’intimité moite de cette terre creuse, si fragile. Elle rassemblait ses forces, écoutant par toutes les lézardes le pépiement obstiné des hommes au labeur. Elle les épiait aussi, collant son œil aux entrebâillements du sol. Elle les regardait s’agiter, la fringale au ventre.
Mais attendre dans l’obscurité, c’était long, si long…